- NORDIQUE ET NORD-GERMANIQUE (MYTHOLOGIE)
- NORDIQUE ET NORD-GERMANIQUE (MYTHOLOGIE)Malgré les nombreuses études qu’elle a suscitées, la mythologie germano-nordique reste très mal connue, en raison, avant tout, de l’indigence des documents dont nous disposons. Nos sources principales, les Eddas (Edda poétique , XIIe siècle, Edda de Snorri Sturluson , env. 1220) sont trop récentes et imprégnées de christianisme; et tous les autres témoins (archéologiques et runiques; écrits non germaniques) posent de graves problèmes d’élucidation. De plus, on est très mal renseigné sur ce qu’étaient les Germains: des Indo-Européens, à coup sûr, qui ont investi leur aire d’implantation actuelle, en vagues successives, à partir du IIIe millénaire avant J.-C., mais qui tirent leur originalité des divers fonds autochtones qu’ils ont assujettis et sur lesquels on ne sait à peu près rien. En conséquence, il est malaisé d’appliquer à l’interprétation de cette religion une grille strictement dumézilienne; toute prise de vue synchronique court le risque de donner une systématisation erronée et, seule, une étude diachronique prudente peut apporter quelque lumière.D’autre part, il est troublant de constater que cette religion ne disposait pas de vocables pour rendre «religion» (elle ne connaît que «pratique», «coutume»: si 陋r ), «foi», «croire», «adorer», «prier». En revanche, est évidente l’importance capitale, sous ces latitudes, d’un substrat naturel contraignant où soleil, eau et terre font, plus intimement qu’ailleurs peut-être, partie intégrante de la vision quotidienne du monde. Si l’on suit, à titre d’hypothèse, ces trois grands axes en respectant une periodisierung simple proposée par les spécialistes scandinaves eux-mêmes (préhistoire; âge du bronze de 漣 1500 à 漣 400; âge du fer de 漣 400 à 800; âge viking de 800 à 1100), on peut tenter une mise en ordre de tout cet amalgame hétéroclite de mythes et de rites.De la préhistoire à l’âge du fer: la royauté sacréeDe la préhistoire, on ne peut juger que par reconstitution, à partir de traits obscurs que livrent les textes, islandais surtout, tels que le Landnámabók ou «Livre de colonisation». Le culte voué aux forces naturelles y éclate et, lorsqu’il se trouve personnifié, c’est sous la forme de géants et de nains, les uns et les autres étant constitutifs des origines du monde, dépositaires de la mémoire des temps primitifs et incarnant des idées de force, de violence, d’énergie inlassable. Les géants sont peut-être plus nettement solaires et donneront naissance, en vertu de généalogies allitérées chères aux peuplades germaniques, aux lignages des dieux et aux héros solaires, dont le prototype, Völundr-Weland, le forgeron merveilleux équivalent de Dédale ou d’Icare, prendra un jour figure héroïque avec le complexe Helgi-Sigur 陋r-Sîfrît-Siegfried. Les nains, êtres cavernicoles, ennemis de la lumière et gardiens de l’Au-delà – ce sont sans doute les morts – sont résolument telluriques ou chthoniens, géants et nains portant d’ailleurs des noms parlants (Ymir: correspondant de l’hybride fondamental sanskrit Yama; Aurgelmir, sur aurr: le limon primitif; Hymir/Gymir: idée de liquide; Hraesvelgr, Skrýmnir, Hrungnir: idées de violence). Leur trait commun est surtout une évidente collusion avec la magie, avec les opérations rituelles et ésotériques propres aux chasseurs-pêcheurs-cueilleurs. Ils se retrouveront, à bien des égards, dans les dieux ases, Ódinn surtout.Avec l’âge du bronze apparaissent les très nombreuses gravures rupestres répandues dans toute la Scandinavie (Bohuslän surtout) qui, malgré les difficultés que soulève leur interprétation, autorisent tout de même une prudente lecture. On y trouve bien l’illustration d’un culte solaire qui, vérifié par les trouvailles du char de Trundholm (Danemark) vers 漣 1200 ou de celui de Dejbjerg (Danemark), vers 漣 400, est manifesté par force cupules, disques, svastikas, hommes, chevaux ou bateaux héliophores qui attesteraient une alternance, plus tard reflétée par les innombrables couples de Dioscures de cette mythologie (Alci de Tacite, Ódr-Ódinn, Ullr-Ullinn, Vilir-Vé, Hengist-Horsa), entre culte diurne ou estival et culte nocturne ou hivernal: le dieu fondamental Týr, dont le nom signifie proprement «dieu», y apparaît tout comme le prototype d’Ódinn avec sa lance, arme magique comme sont magiques les bourbiers, sources ou puits sacrificiels, scènes rituelles, masques et empreintes de pieds qui abondent dans ces pétroglyphes. Enfin, le culte de la Terre-Mère ou de la fertilité-fécondité est bien présent lui aussi, ne serait-ce que par la profusion des personnages ithyphalliques et des représentations de hieros gamos. Il semble bien que, déjà, tout l’appareil structural de cette religion soit en place et de nombreux mythes détaillés bien plus tard par Snorri sont déjà explicitement figurés dès cette époque.Avec l’âge du fer, malgré d’incontestables influences celtiques (le chaudron de Gundestrup, Danemark), puis romaines, enfin germaniques continentales, ces caractères se confirment. S’impose la notion d’une triade divine aux nombreuses variantes, mais où Ódinn-Wotan est à peu près toujours présent. Fait notable: s’il semble bien, chose qui vérifierait l’inspiration essentiellement naturelle et naturaliste de ce paganisme à l’origine, que le monde divin ait d’abord été conçu sous forme d’entités collectives (god , gud , neutre pluriel, «bons» dieux; rögn, regin : forces agissantes; höpt , bönd : déités «liantes», álfar , dísir , vaettir , etc.), on les voit s’anthropomorphiser et s’individualiser à cette époque pour calquer la société humaine: ils s’organisent en «familles», régissent le droit, la fécondité et la guerre à l’usage des hommes. Le thème solaire suscite Ódinn, également psychopompe et donc rattaché au culte des morts, lesquels informent à tous les sens du mot le monde des vivants comme le montrent les nombreux bateaux-tombes où se font inhumer, sous des tertres, les chefs (Oseberg, en Norvège, par exemple), quand il ne s’agit pas de ces sépultures délimitées par des pierres levées qui dessinent le plan d’un bateau vu de haut ou skibsaetninger. Il existe aussi une liaison avec le thème liquide, dont procède également Ódinn le magicien, donné par les Hávamál pour l’«inventeur» des runes, qui font leur apparition à l’extrême fin du IIe siècle, sous des influences italiques. Le thème tellurique annexe le culte celtique des Mères (Matrae, Matronae ) et doit être tenu pour responsable de l’ambivalence sexuelle qui, jusqu’à nos jours, persistera dans l’imagination scandinave: le prototype Fjörgyn(n) est tantôt masculin, tantôt féminin, tout comme la Nerthus de Tacite est «le dieu» Njördr de Snorri, lequel lui donne pour femme «la déesse» Skadi au nom masculin. La notion de royauté sacrée permet de faire la synthèse à ce stade de l’histoire: sacré, le roi l’est par sa famille, sa généalogie allitérée, thème solaire que sont expressément chargés de célébrer les scaldes ou poètes attitrés au langage hautement ésotérique; il est aussi prêtre-sacrificateur chargé d’assurer non seulement la victoire – et cela, par des moyens au moins aussi magiques que martiaux – mais il est surtout garant de la fertilité et de la prospérité, roi til árs ok fridar , pour une année fertile et pour la paix, ce qui fait que, en cas d’échec, c’est lui qui est personnellement sacrifié et que, en cas de règne heureux, son corps est démembré après sa mort pour que ces «reliques» gardent un caractère propitiatoire. Il assume en sa personne un idéal bien plus agraire et magico-intellectuel que guerrier.Équilibres et antinomiesL’évolution dans un sens plus martial se fera au cours de l’âge viking: encore ne faut-il pas négliger les influences, classiques surtout, qui ont été véhiculées par l’Église. Mais la christianisation progressive, à partir de l’an mil, n’altérera en rien deux invariants spécifiques: d’une part, la croyance au Destin, maître des dieux comme des hommes et véritable deus otiosus de ce panthéon, encore qu’il ne soit conçu ni comme une force aveugle, ni comme un pouvoir irrémédiable, mais bien comme chose qu’on a à faire, à assumer après l’avoir connue et acceptée; d’autre part, une vénération, en quelque sorte constitutive du tempérament germano-nordique, d’un complexe où ordre, force et dynamisme, non point brutaux, mais tempérés par la magie, la poésie et le droit, sont les valeurs primordiales.Si ces composantes s’exercent à l’égard du droit et de la guerre, notions indissolubles et réglées par le dieu Týr (un mythe voulant qu’il ait engagé sa dextre dans la gueule du loup monstrueux Fenrir pour assurer l’équilibre du monde), nous obtenons la variante solaire. Cet équilibre est perpétuellement menacé par Loki, le fauteur de désordres par excellence, par Surtr, dieu du feu dévastateur, et par Hödr, antithèse de Baldr le bon. Mais il est maintenu à toute force par les héros (Völundr, Sigurdr, déjà évoqués), par Týr, qui incarne l’exercice souverain, fondé en droit, de la force, et surtout par Pórr, personnification du tonnerre par son arme, le «marteau» Mjöllnir (la foudre), qui incarne la force et la guerre, assurément, mais encore la fécondité (la pluie suivant l’orage) et aussi la magie. Quant à Baldr, dont la figure statique détonne un peu dans cet univers, si ce n’est pas un avatar passablement dévalué d’un archétype inconnu, il peut être envisagé, dans ce monde mental où prévaut partout une dialectique antinomique, comme l’expression de l’idée du repos, de la beauté, de la bonté indispensables à l’aperception de la tension, de la violence partout exprimées ailleurs.C’est d’ailleurs bien le même principe qui régit l’histoire mythique et la cosmogonie germano-nordiques. Du chaos initial, par l’affrontement antithétique entre monde obscur du froid (Niflheimr) et monde lumineux du feu (Múspellsheimr), est né l’hybride Ymir, qui engendre les géants dont descendent les dieux; ceux-ci le tuent pour créer le monde des débris de son corps, l’organisent en domaines concentriques des dieux (Ásgardr), des hommes (Midgardr) et des géants et autres créatures monstrueuses (Útgardr), après quoi ils créent l’homme et la femme, puis les astres, le tout étant soutenu en son axe par le frêne Yggdrasill. Les premiers temps sont un âge d’or, détruit par un parjure des dieux qui provoquera la formidable bataille entre Ases et Vanes, combinée avec le meurtre de Baldr. Le monde est désormais condamné et ce sera le Destin-des-Puissances ou Ragnarök que la Völuspá , joyau de l’Edda poétique , décrit en termes dantesques. Mais cet effondrement, qu’il faut voir plutôt comme une catharsis, n’est pas définitif; une régénération universelle s’ensuivra, le couple Líf (Vie) et LifPrasir (Vivace) ayant été miraculeusement épargné. La terre se repeuple; Baldr renaît; l’ordre impérissable reprend ses droits; la force de vie perdure.La variante «liquide» privilégie, elle, la force qui émane de la poésie, de la «science» et elle est tout entière symbolisée par Ódinn, le dieu polymorphe et difficile à cerner, dont l’essence est dite par le nom, ódr étant le furor de la transe poétique. Il est par excellence le dieu des scaldes, de l’ivresse guerrière, qu’incarnent ses guerriers-fauves ou berserkir – mais lui-même, s’il préside aux combats, il le fait autant par ses ruses et ses maléfices que par le muscle –, et de l’extase amoureuse. Ce séducteur borgne (il a mis un œil en gage chez le tout-savant géant Mímir, dont le nom signifie «mémoire» pour posséder la science sacrée, des runes notamment) préside aussi à la fertilité, par la descendance divine innombrable qu’il possède, tout comme il domine la mort par ses attributs chamaniques qui lui permettent de triompher du temps et de l’espace. Il est enfin le dieu de l’extase du secret fondamental du destin, qu’il connaît et façonne tout ensemble par ses messagères ou valkyries, également servantes du paradis où il règne, la Valhöll ou Walhalla. Ódinn est le pouvoir, qui, conscient de ses fins et dominé, part de la nature pour la recréer, l’organiser et lui conférer un sens supérieur. Eaux divinatoires, sang sacrificiel, humeurs sexuelles, tous ces éléments liquides aboutissent à ce nectar poétique dont il est l’inventeur et qui fait de lui une des figures les plus complexes et les plus élaborées que jamais panthéon païen inventa.Auprès de lui, la variante tellurique apparaîtra simple. Tous les dieux qui précèdent appartenaient à la famille des Ases. Celle des Vanes propose des divinités évidemment agraires, où l’ordre tient à la perpétuation de la vie naturelle. Il n’est pas exclu que ce thème soit le plus ancien et le plus profond de cette mythologie qui, on le voit, n’a pas à être comprise dans le sens militaire et guerrier qu’on a trop souvent voulu lui donner par erreur. Les Vanes, outre l’énigmatique archétype Fjörgyn, sont essentiellement trois: Njördr et ses enfants, Freyr et sa parèdre Freyja, qui président à l’amour, à la joie de vivre et à la fertilité-fécondité. Là encore, la magie se taille une part importante et ce n’est pas gratuitement que Freyja règne aussi sur les morts.Il reste que cet univers mental, peu porté à la contemplation, à la méditation et à la prière proprement dite a trouvé, pour symboliser ses rêves, une création magnifique, celle du frêne Yggdrasill. Tel qu’il est décrit ou évoqué dans de nombreux mythes, il préside à la vie, ce que disent l’agitation intense et la faune profuse qui règnent dans ses rameaux, lesquels soutiennent l’univers tout entier: c’est l’axe du monde, le «pilier géant» (Irminsul), l’universalis columna. Mais il est aussi source de tout savoir, le géant Mímir résidant à sa base; et, surtout, il est le réservoir de toutes destinées, les Nornes, les Parques du Nord, siégeant à son ombre auprès de la source du Devenir (Urdr, qui est l’une d’entre elles). Il faut surtout voir en Yggdrasill, outre une image d’une intensité poétique évidente dont le prestige va de soi, un principe d’organisation et d’ordre, indispensable apparemment aux mentalités germano-nordiques. En fait, rien ici n’est laissé au hasard – vocable qui n’a pas de traduction en vieux norois –; tout est littéralement animé, dominé. Rien n’est moins «barbare» que cette Weltanschauung où le mètre poétique souverain, l’incantation magique bien mesurée se retrouvent partout pour promouvoir la Vie.
Encyclopédie Universelle. 2012.